Ecotaxe : un nouveau sursis pour les transporteurs

9 septembre 2013 Transport 3 Comments Marie MEHAULT
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transportLe ministre des Transports, Frédéric Cuvillier, avait pourtant juré qu’il tiendrait bon, et que l’écotaxe serait mise en vigueur au 1er octobre 2013. Le principe de réalité a finalement eu le dessus : il était tout simplement impossible de tenir ce délai, vu le retard accumulé pour l’enregistrement des 800 000 véhicules de plus de 3.5 tonnes. On a évidemment beaucoup parlé de la « mauvaise volonté » des transporteurs, pointés du doigt mi-août par Michel Cornil vice-président d’Ecomouv, la société chargée par l’Etat de mettre en place concrètement la taxe carbone. Il dénonçait, notamment, ces « patrons routiers qui ne jouent pas le jeu », et déplorait que ses 300 salariés, sur le pied de guerre pour procéder à l’équipement et au recensement des véhicules, en soient réduits au chômage technique, faute de candidats à l’enregistrement. Dans son état des lieux de l’avancée du processus, fin août, force était de constater que seuls 2% des transporteurs s’étaient enregistrés, soit à peine 20 000…

routierMais la critique n’aura pas profité à Ecomouv : au lieu de se joindre à sa plainte et de blâmer les transporteurs, le gouvernement s’est carrément retourné contre sa société partenaire, regrettant que, d’un point de vue technique, le compte n’y soit pas : « L’enregistrement des véhicules assujettis, étape obligatoire pour chaque entreprise concernée, a pu commencer le 19 juillet dernier. (…) Restait à s’assurer de la parfaite fiabilité du dispositif technique livré par Ecomouv, partenaire du gouvernement. Les vérifications effectuées cet été par l’Etat ont révélé des dysfonctionnements persistants, qui doivent impérativement être corrigés avant la mise en place du dispositif », indique finalement Frédéric Cuvillier. Diplomatie politique ou faille technique réelle ? Nul ne le saura vraiment, mais ce qui est sûr, c’est que le gouvernement veut épargner les transporteurs, dont il redoute les actions coup de poing et les grosses colères, comme ces opérations escargot d’anthologie qui ont déjà paralysé le pays à plusieurs reprises.

routeRésultat : l’Etat « n’a pas accepté de valider en l’état l’aptitude au bon fonctionnement du système, et a demandé à son partenaire de livrer dans les meilleurs délais un dispositif corrigé, conformément au contrat de partenariat. » Le Ministère des Transports aurait même brandi la menace de sanctions financières appliquées à Ecomouv, comme autant de pénalités de retard dans la livraison du dispositif. Pourtant, dans la plupart des médias, Michel Cornil avait répété à l’envi que « tout était prêt et archi-prêt » : les portiques, les bornes, les boîtiers, les distributeurs automatiques de boîtiers dans des points relais, et les 300 techniciens du centre d’appel, dans l’Est de la France, dans les starting-blocks pour prendre les appels de transporteurs… qui ne sont pas venus. Certaines Fédérations de Transporteurs, d’ailleurs, ne se cachaient pas d’avoir appelé au boycott pur et simple de l’enregistrement, pour obtenir un nouveau report de la mise en application de l’écotaxe : « Les réserves apportées par Frédéric Cuvillier sur la gestion des procédures d’enregistrement des véhicules assujettis à la taxe poids-lourds démontrent que nos mises en garde, énoncées depuis plus d’un an, sur l’inefficacité du système, étaient fondées ! » se félicite Gilles Mathelié-Guinlet, secrétaire général de l’OTRE, l’Organisation des Transporteurs Routiers Européens. « Le 25 juin dernier, nous avions eu une réunion au Ministère des Transports », ajoute-t-il. « Au cours de cette réunion, à chaque fois que nous posions une question sur le dispositif technique, on nous répondait qu’on n’aurait qu’à contester en justice si le montant de la taxe perçue n’était pas le bon !!! Comment voulez vous inciter les transporteurs à aller se faire enregistrer, avec une réponse à ce point inacceptable et inconvenante ???! »

chauffeursEn fait, il semblerait que les lacunes techniques soient nombreuses. D’abord, sur les six sociétés habilitées à émettre des télébadges, c’est-à-dire les fameux boîtiers destinés à suivre les mouvements des camions et à calculer l’écotaxe en fonction, seules deux avaient obtenu la reconnaissance de la conformité de leurs équipements début juillet… soit 3 semaines à peine avant l’ouverture des enregistrements ! Ensuite, de nombreux tests ont été effectués par des transporteurs « cobayes », notamment sur la zone de test d’Ecomouv’ située en région parisienne, juste à côté de Brétigny-sur-Orge. Là bas, un tronçon d’autoroute grandeur nature, équipé de portiques et de bornes électroniques, accueille les camions testeurs qui tournent en rond le temps de vérifier si tout se déroule normalement. Or, selon certaines sources, ces vérifications n’auraient pas franchement été probantes, avec notamment des irrégularités importantes quant au décompte des kilomètres réellement parcourus. Enfin, les transporteurs émettent de sérieux doutes quant à la fabrication et au paramétrage des boîtiers électroniques, un million de badges au total.

« On n’a aucune visibilité, aucune sécurité », regrette Christine Clément, à la tête d’une entreprise de transport qui compte 25 semi-remorques et trente salariés. « Cette taxe est déjà un coup dur, nous allons devoir augmenter la facture de nos clients et du coup, nous allons forcément perdre des contrats au profit des concurrents des pays de l’est, qui nous prennent nos clients au fur et à mesure que nous perdons en compétitivité. Alors si, en plus, nous devons être les victimes de tous ces errements techniques, sans être assurés de ne pas payer plus de taxe que nécessaire à chacun de nos voyages, c’est le bouquet ! ».

poids-lourdCerise sur le gâteau : au-delà des lacunes techniques, c’est tout le dispositif administratif qui serait à revoir, si l’on en croit les transporteurs qui ont tenté malgré tout de procéder à l’enregistrement de leurs véhicules : « Avez-vous essayé d’enregistrer 150 poids-lourds ? Essayez, vous comprendrez ! », nous interpellait le 19 août un grand patron des transports français, sur le site Jobtransport. Et il n’est pas le seul… La FNTR, la Fédération Nationale des Transports Routiers, avait déjà dénoncé une véritable « usine à gaz », par la voix de Benoît Daly, son secrétaire général. « La complexité administrative de la procédure est totalement inepte », avait-il déploré à la fin de l’été.  « La volumétrie des données à traiter et la complexité du système appellent une anticipation très en avant, et cette anticipation n’a pas eu lieu », ajoute la Fédération. « Au-delà de la taxe elle-même, cet imbroglio administratif va peser lourdement sur les charges et le fonctionnement des entreprises, et impacter leur trésorerie de manière encore plus conséquente. Là où un document suffirait, on nous en demande des liasses !!! L’écotaxe va induire au bas-mot un surcoût de 1.6 milliard d’euros par an à la circulation utilitaire, c’est absolument énorme…». Car les entreprises devront forcément assumer les coûts indirects induits par l’écotaxe : formation des personnels, outils informatiques, contrôles et installation du matériel, renouvellement de certains camions, trop anciens, qui coûteraient trop cher en termes de pollution…

ecotaxeEn attendant, maigre lot de consolation pour les transporteurs, l’Etat ne tirera pas d’argent de cette taxe pour 2013. Un constat qui a suscité la colère des écologistes, signataires d’un communiqué publié le 5 septembre et dénonçant une « victoire des lobbies » : « outre l’enjeu de lutte contre le changement climatique qui avait justifié la création de l’écotaxe lors du Grenelle de 2007, (…) c’est plus largement la modernisation économique de notre pays qui est en jeu », écrivent Ronan Dantec, vice-président de la commission du développement durable du Sénat, et François-Michel Lambert, son homologue de l’Assemblée nationale. « Au-delà des arguments invoqués par le ministre des Transports (…), le peu d’empressement des transporteurs à faire enregistrer leurs poids lourds peut faire craindre que certains milieux patronaux veuillent empêcher sa mise en place. (…) Le conservatisme patronal qui s’exprime aujourd’hui autour de la mise en place de l’écotaxe poids lourds – et plus largement sur la fiscalité écologique – est fondamentalement anti-productif, et contraire à la modernisation économique du pays », concluent les deux parlementaires.

 

Marie MEHAULT