Médecins du travail : dans le collimateur de la loi El Khomri 21 avril 2016 Emploi Marie MEHAULT Temps de lecture : 4 minutesC’est l’un des aspects de la loi El Khomri dont on a finalement peut-être le moins entendu parler dans les médias : l’avenir de la médecine du travail. Et pourtant, c’est un véritable pavé dans la mare : la ministre du travail a en effet prévu, dans son projet de loi si controversé, de réformer en profondeur ce secteur particulier de la médecine d’entreprise. Dans leurs cabinets, en ville, les médecins de famille n’y prêtent pas tellement attention. Mais dans leurs camions itinérants, d’usine en société et d’entrepôt en tour de bureaux, dans leurs petites salles de consultation au sous-sol des grands groupes, dans les sièges de leurs administrations régionales ou départementales, les médecins du travail, eux, ne parlent que de cela. « Je suis médecin du travail depuis très longtemps, et progressivement, j’ai vu notre métier littéralement régresser, au fur et à mesure des lois », estime le docteur Plat, médecin du travail spécialisé dans les entreprises du BTP, à Nice, Antibes, Cannes, et toute la région autour. « Déjà, ces dernières années, on est passés d’une visite annuelle à une visite bisannuelle. Aujourd’hui, avec la loi travail, on va encore nous réduire notre pré carré à peau de chagrin » : finies les visites médicales systématiques à l’embauche, on ne verra plus que les salariés qui sont recrutés pour une mission professionnelle présentant explicitement un risque pour eux-mêmes ou pour des tiers, comme les ouvriers de la métallurgie ou les pilotes de ligne. Pour les autres, soit la majorité des salariés, le suivi sera sérieusement allégé… Les syndicats dénoncent donc aujourd’hui l’émergence d’une nouvelle médecine à deux vitesses : «La plupart des salariés ne verront plus que des infirmiers, dans le meilleur des cas », explique Martine Keryer, Secrétaire Nationale Santé au Travail CFE-CGC. « Ce qui, nous, nous préoccupe beaucoup : si les médecins du travail ne voient plus les salariés, ils ne seront plus lanceurs d’alerte dans l’entreprise, notamment sur les risques psycho-sociaux, comme le burn out, la dépression au travail, un syndrome de plus en plus fréquent aujourd’hui en France ». Le docteur Plat confirme largement cette analyse : « Je prétends, moi, en tant que médecin du travail, pouvoir déceler en quelques minutes d’entretien des symptômes alarmants, un mal de vivre au travail, un comportement à risque, une tendance à la boisson etc… chez un salarié. Et déceler des comportements à risque en un si court laps de temps, cela ne s’improvise pas, c’est un vrai métier que nous exerçons ! Ces salariés auprès desquels je mène une action de prévention efficace, en prenant les problèmes à temps parce que justement je les détecte très tôt, et parfois même je m’en rends compte avant même que le patient en ait pris conscience, c’est parce que je les connais bien, je les suis depuis longtemps, jusqu’à il y a peu je les voyais au moins une fois par an, hélas désormais un peu moins. Je connais leur manière de parler de leurs problèmes, parfois à mots un peu couverts, je sais décoder, ils me font confiance et du coup, comme eux aussi me connaissent maintenant depuis quelques années, ils n’ont pas peur de me confier des choses qu’ils ne confieraient pas à un médecin inconnu, qu’ils voient tous les 5 ans, qui n’est jamais le même, qui ne connaît pas leur dossier, comme on voudrait nous l’imposer ! Aujourd’hui, on est à peu près 6000 pour 15 millions de salariés, vous vous rendez-compte comme c’est déjà si peu ? Et demain, en ne remplaçant pas les départs à la retraite, en élargissant nos zones de contrôle et de missions, en réduisant les délais entre deux consultations d’un même salarié, demain nous ne serons plus que 3000 pour 15 millions de salariés. Comment voulez-vous faire ? Faites le ratio : cela fait 5000 salariés par médecin ! » Fabrice Locher est responsable de l’un des plus importants secteurs de la médecine du travail : plus d’un million de salariés, dans toute la région Ile-de-France. Dans son service, 300 médecins et 80 infirmiers. Pour lui, pourtant, la réforme est inévitable, car le monde du travail a changé, et la crise économique est passée par là : de plus en plus de contrats courts, de moins en moins de vocations pour la médecine du travail, obligent forcément à réformer la manière dont la spécialité peut s’exercer. « S’il faut une visite d’embauche à chaque signature de contrat, alors qu’aujourd’hui l’intérim et le CDD sont la règle, et le CDI l’exception, cela va rapidement devenir ingérable, et ça l’est d’ailleurs déjà ! Si on continue ainsi, dans les cinq années qui viennent, les visites de pré-embauche, sur notre secteur, mobiliseront à elles seules 13 000 médecins à temps plein… alors que nous n’en avons, bon an mal an, que 5000, 5500 au plus. C’est une simple question de démographie médicale, il y a une vraie et criante pénurie de médecins du travail, c’est une réalité et il faut bien agir ! On ne peut pas continuer à exercer la médecine du travail en 2016 comme on l’exerçait dans les années 1950 ! ». Si le nombre de médecins du travail diminue, les effectifs d’infirmiers, eux, risquent de s’accroitre de manière considérable dans les 3 ans qui viennent, pour pallier au problème. Facebook Twitter LinkedIn E-Mail Marie MEHAULT