Dumping social, concurrence de l’Est : le ras le bol des transporteurs français

5 mai 2014 Transport 10 Comments Marie MEHAULT
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Ils n’en peuveroutent plus, les transporteurs français, de l’utilisation excessive du cabotage routier par leurs concurrents européens : depuis l’ouverture partielle du marché européen des transports routiers, en 2009, les abus de certaines entreprises de l’Est ont totalement bouleversé la donne dans notre pays, tout comme les délocalisations de nombre de nos entreprises tricolores dans des pays où la main d’œuvre coûte moins cher.

 

dumping« La libéralisation du cabotage par Bruxelles devait limiter le nombre de transporteurs routiers roulant à vide, faire baisser les prix du transport et réduire la pollution en faisant baisser le trafic », explique Roberto Parrillo, président de la section Transport Routier de la Fédération Européenne des Travailleurs des Transports (FET). « Le cabotage, c’est ce qui permet à un transporteur européen d’effectuer pendant une semaine plusieurs livraisons sur un même trajet, dans un autre pays d’Europe. Mais la réforme n’a pas été accompagnée… Du coup cette ouverture à la concurrence a renforcé la course au prix le plus bas, donc la pression sur les salaires et les droits sociaux… Et in fine, sur les salariés. »

 

Un vrai problème, quand on sait que le transport routier de marchandises est le principal mode de transport terrestre dans l’Union, où il représente 72% de l’ensemble des activités dans ce domaine. En 2012, le transport terrestre a ainsi représenté près de 1700 milliards de tonnes-kilomètres dans l’Union européenne. Ce secteur d’activité génère un chiffre d’affaires annuel de 300 milliards d’euros et représente 2% du PIB de l’UE.

 

chauffeur« Les marchés les plus importants pour le cabotage sont les grands marchés des transports, qui occupent une position centrale : l’Allemagne, et la France », peut-on lire dans le rapport de la Commission au Parlement Européen et au Conseil sur l’état du marché du transport routier dans l’Union Européenne, publié à Bruxelles le 14 avril 2014. « Depuis la période de ralentissement économique, les marges bénéficiaires se sont donc réduites dans le secteur de la logistique comme dans celui du transport de marchandises par route. (…). De nombreuses entreprises de transport sont aujourd’hui considérées comme vulnérables du point de vue de leur situation financière. Cela concerne jusqu’à un tiers des sociétés de transport de marchandises par route en France, selon la Banque de France. »

 

fraudeLe secrétaire d’Etat aux Transports, Frédéric Cuvillier, connaît bien cette lente érosion du marché des transports et de la logistique à cause du cabotage en France, puisqu’il a auparavant été ministre des Transports pendant deux ans. Début décembre 2013, il dénonçait carrément des « comportements négriers dans le secteur des transports », expliquant avoir « vu la façon dont les salariés de certains pays européens sont traités en  dehors de toute règle sociale ». 

 

Il vient donc d’organiser, ce 16 avril 2014, une grande conférence internationale sur les pratiques d’optimisation sociale qui minent le secteur en Europe. Son but : fédérer d’autres Etats membres autour de la lutte contre le dumping social dans le transport routier. « Nous souhaitons que les abus soient pleinement pris en compte afin que nous puissions faire évoluer les choses », a déclaré Frédéric Cuvillier devant une table ronde de ministres des transports venus du Danemark, de Grande-Bretagne, de Pologne, de Roumanie et de République Tchèque, notamment.

 

camionLes différents intervenants ont surtout fait le point sur les difficultés à contrôler le cabotage routier, tout comme les temps de conduite et de repos des conducteurs : « en allant sur les points de contrôle, j’ai ainsi pu mesurer à quel point il était difficile, voire impossible, de contrôler des routiers russes sur un éventuel dumping social de cabotage, en raison de tous leurs papiers et documents, écrits en cyrillique », a par exemple exposé le ministre danois des Transports, Magnus Heunicke. Le député de Gironde Gilles Savary faisait également partie des intervenants : « comment faire le calcul précis du temps de cabotage des transporteurs étrangers sur une activité en déplacement perpétuel? », a-t-il ainsi questionné. « Sans oublier le problème de la langue et des notions juridiques, différentes d’un pays à l’autre ! ». Gérard Schipper, le délégué général d’Euro Control Route (ECR, organisme européen de contrôle routier auquel adhèrent 17 États membres), a pour sa part rappelé que le seul moyen de résoudre ces problèmes de contrôles, c’était de mieux former les agents, mais surtout de favoriser la coopération entre États membres, car c’est selon lui « la clé du respect des règles ».

 

Un renforcement et une amélioration des contrôles, des mesures dissuasives à la fraude et à la concurrence déloyale : voilà qui s’impose, quand on sait que Siim Kallas, le Vice-Président à la Commission européenne chargé des Transports, veut maintenant supprimer les restrictions restantes quant à la libéralisation du transport routier en Europe et ouvrir davantage encore les marchés nationaux du transport routier, à la concurrence.

 

cabotageCela signifie que si rien n’est fait pour enrayer les dérives du cabotage, les effets pervers observés depuis 2009 vont encore s’accentuer : notamment, un effet d’aubaine pour certaines sociétés qui s’empressent de créer des filiales dans les pays où la main d’œuvre est la moins chère, et licencient en France. Dans un rapport d’information, le sénateur nordiste communiste Eric Boquet écrit ainsi : « La tentation du low cost a poussé certaines entreprises à développer des filières en Roumanie et en Pologne, et à rémunérer leurs chauffeurs aux conditions de ces pays, alors qu’en jouant avec les règles du cabotage ils peuvent rester jusqu’à un mois en France ! »

 

gendarmeRésultat : les routes de l’Hexagone sont aujourd’hui envahies de camions immatriculés dans les pays de l’Est, et dont les chauffeurs sont payés moitié moins, et jusqu’à trois fois moins qu’un routier français ! Ce dernier coûte 44 centimes du kilomètre en moyenne, contre 25 centimes pour un Espagnol, 18 centimes pour un Slovaque et… 15 centimes pour un Polonais ! Et la conséquence, c’est que « le transport routier français est aujourd’hui condamné par une crise à la fois conjoncturelle et structurelle« , analyse Jean-Pierre Caillot, à la tête d’une très importante société de transport (1000 salariés) et vice-président de la FNTR. Et les épisodes douloureux se suivent et se ressemblent dans les gros titres de  l’actualité : Mory-Ducros, Acosta, Dentressangle… qui a d’ailleurs reconnu avoir sorti la tête de l’eau en faisant travailler 1500 nouveaux salariés en Pologne et en Roumanie, après avoir supprimé en France 500 emplois sur 9000.

 

routierEn 2013, seulement 6 entreprises sur 10 dans le transport terrestre français, ont enregistré un résultat positif. En 20 ans (1993-2003), la part de marché du pavillon français à l’international est passée de 51% à 15%… Alors que dans le même temps, sur leur propre marché national, les entreprises françaises de transport étaient confrontées à une déferlante de camions européens sur les routes de France. « Les bourses de fret en ligne ont encore aggravé la situation », poursuit Jean-Pierre Caillot. « Avec ça maintenant, même depuis la Roumanie ou la Slovaquie, les entreprises à bas coût peuvent répondre à de petites offres de fret régional, alors qu’hier c’était la chasse gardée des opérateurs nationaux ».

 

europeensLà où la concurrence est rude aussi, ce n’est pas seulement sur les salaires mais également sur le temps de travail : alors qu’un salarié tourne autour de 1900 heures par an chez nos voisins européens, les 35 heures en France ont limité le temps de travail d’un chauffeur français à 1572 heures annuelles, presque 25% de moins ! Pas idéal pour la compétitivité… En France, deux chauffeurs ne peuvent pas se relayer puisque le compteur horaire du passager tourne en même temps que celui du chauffeur… Dans la plupart des pays concurrents, un système de forfait et des législations plus souples leurs permettent d’alterner au volant.

 

controleLa conséquence, c’est que les patrons du transport en France souffrent, mais leurs salariés aussi : pour faire face au dumping social, les contrats des chauffeurs sont passés de plus de 200 heures par mois à 186 ou 152 heures… Plus d’heures supplémentaires, et une paupérisation des salariés dont le pouvoir d’achat en prend un coup. Avec, à la clé, une crise des recrutements. Dans son rapport, le sénateur Éric Boquet estime que « les transports européens sont un véritable laboratoire en matière d’optimisation sociale et de fraude« . Pour lui, pas d’autre solution que de freiner Bruxelles dans ses velléités de dérégulation des marchés. En France, le cabotage représente aujourd’hui plus de 10% du transport intérieur de marchandises :  « la France est désormais 20 fois plus cabotée qu’elle ne cabote ! », conclut le rapport.

 

 

Marie MEHAULT